Le nombril de la réalité : le traumatisme rend la psychanalyse possible
Par Idan Oren[1]
Un jeune patient souffrant d'anxiété est constamment préoccupé par l'éventualité de catastrophes potentielles. Il fait un rêve : sur le point de partir en voyage, il a peur de ce qui pourrait lui arriver. Puis il rentre du voyage sain et sauf. En se réveillant il pense : « tu perds ton temps à te casser la tête ; tu vois bien que rien de mal ne s'est passé» et il se sent soulagé.
Je lui dis : «Ce qui s'est passé dans le rêve, cela vous arrive presque tous les jours – mais pourtant c'est le rêve qui vous rassure que tout va bien ». Il me répond qu'il a confiance en ses rêves, puis il continue par une remarque saisissante : « Dans la réalité il n'y a pas de sécurité ; dans la réalité tout peut arriver».
Remarque saisissante, parce que le bon sens nous dit que c'est plutôt dans le rêve que tout est possible – on vole, on devient quelqu'un d'autre ou un objet – sans limite de temps ou d'espace. Mais c'est le patient qui a davantage raison. Parce que dans le rêve il y a conscience pure, absence du corps, qui donnent la sécurité. Lorsqu'on possède un corps on n'est jamais vraiment en sécurité. J’emprunterai ici une partie de l'énoncé de la première loi de Newton : « Toute psyché en mouvement persévère dans l’état de mouvement uniforme en ligne droite dans lequel elle se trouve, à moins que quelque corps n’agisse sur elle ». Le corps interrompt la réflexion, l'imagination, il crée un raccourci dans la machine à penser. Que font les drogues, sinon offrir une exonération nous permettant de nous dispenser du corps? Toutes les drogues sont narcotiques, c'est vrai pour toutes les dépendances. Le corps est endormi afin de nous permettre de mentaliser sans être dérangés. La mentalisation peut bel et bien consister en une image figée. Quand, précisément, le rêve est-il interrompu? Nous nous réveillons d'un rêve lorsque nous rencontrons quelque chose qui produit en nous une forte anxiété. Mais l'anxiété est un phénomène très physique ; par conséquent, la capacité de nous réveiller et de dire : « Dieux merci, ce n'était qu'un rêve » serait un autre mécanisme de sécurité inhérent au rêve.
Mais ce soulagement – ce « ce n'était qu'un rêve » – n'est jamais total, car le rêve donne place à des questions incessantes : «Pourquoi ai-je fait ce rêve fou?» Voilà pourquoi non seulement ce patient anxieux n'est pas soulagé par le fait que «ce n'était qu'un rêve» ; mais en outre, c'est précisément au moment de cette réalisation que son anxiété apparaît. Quand il rencontre quelque chose qui n'est pas un rêve, c'est-à-dire, en dehors de l'ordre du rêve – dans ce qu'il appelle « la réalité » – voila où il éprouve l'anxiété, où il se sent en insécurité.
Freud, au début, a visiblement été lui aussi pris par cette idée de bon sens – dans un rêve tout peut arriver – quand il dit, nous connaissons tous cette formule, que le rêve est un accomplissement de désir. Mais, remarquablement responsable comme il le fut, Freud se hâte d'ajouter, déjà dans «L'interprétation des rêves », deux commentaires concernant « le nombril du rêve », une partie du rêve qui est obscure, ininterprétable, là où le rêve « atteint l'inconnu ». Il existerait donc une partie du rêve qui n'est pas déterminée par le désir inconscient.
Vingt ans plus tard Freud effectue ce qui est sans doute le plus grand changement qu'il ait jamais apporté à la psychanalyse, en introduisant la pulsion de mort. Le nombril du rêve est au cœur de cette pulsion – mais il est intéressant de noter que certaines écoles psychanalytiques ont complètement ignoré cette révision ; il me semble que c'est ainsi que la «psychothérapie», cet étrange descendant de la psychanalyse, est née, conçue par ce déni.
Le rêve serait dirigé par deux forces : un désir inconscient – c'est la traduction qu'a choisie Lacan pour le Wunsch de Freud – qui peut être interprété ; et une force poussant vers les limites du savoir, vers un mystère qui ne peut être réduit au savoir ou, du moins, pas un savoir qui peut être articulé. C'est là où le rêve touche le corps, où l'anxiété peut apparaître. C'est-à dire que le rêve n'est finalement pas si sûr.
Une autre patiente souffre, elle aussi, d'anxiété – se manifestant fréquemment et dans de multiples circonstances. Par exemple, en prenant l'avion. En plus elle rêve d'avions qui sont trop lourds pour pouvoir décoller et se maintenir en altitude. Ils commencent le décollage mais leur propre poids ne leur permet pas de générer la portance nécessaire et ils reviennent au sol, encore et encore.
Elle dit quelque chose de très beau : elle connaît bien la mécanique des avions et la physique de l'aviation, mais quelque chose en elle ne peut pas y croire, incapable de saisir l'idée qu'un objet si grand et si lourd puisse se maintenir en altitude. Aucun savoir n'arrive à apaiser sa perplexité ; et, ne pouvant pas assumer une position de croyance, elle est anxieuse.
Il est utile d’employer la formulation suivante: il y a un mystère dans cette force qui maintient quelque chose en altitude, une énigme dans le vol, qui ne peut s'éclaircir. Face à ce mystère, la patiente est angoissée. Ce mystère se trouve dans ce que je propose d'appeler le nombril de la réalité. Cette patiente déteste être examinée et, bien entendu, se sent très souvent mise à l'épreuve. Il lui est extrêmement difficile d'admettre l'idée que quelqu'un puisse voir ou savoir quelque chose qu'elle ne voit pas, ne sait pas. C'est ce sentiment qui domine sa position par rapport à l'inconnu ; c'est donc très éloigné de ce qu'on pourrait appeler « curiosité ». Toute sensation du nombril l'angoisse. C'est précisément à cause de cette position qu'elle est incapable de s'émerveiller face au mystère du vol.
À la fin de la séance, je lui dis: « Dites encore quelque chose avant de clore ». Elle dit : « Je veux que dans mes rêves, les avions puissent voler ».
Je suis touché par ces mots. Elle n'a pas dit: « je ne veux pas être anxieuse lorsque je prends l'avion », car elle sait qu'afin de ne plus être anxieuse dans ce que le premier patient a nommé « la réalité », quelque chose doit changer dans la position qu'elle assume dans ses rêves. Autrement dit, elle sait que tant qu'elle n'arrivera pas à rêver l'avion en l'air, elle ne pourra pas se débarrasser de son anxiété dans la « réalité ».
L'anxiété de cette patiente se trouve aggravée suite au décès inattendu d'une très jeune personne, quelqu'un qui lui était très proche et qui est littéralement tombé raide mort. Les médecins ont eu beau expliquer les causes de cette mort subite (le mécanisme du vol), une question reste néanmoins sans réponse convaincante : pourquoi lui et pas elle? En effet, cela aurait pu être elle. Cette mort l'a mise face à une question à laquelle certains d' entre nous ne serons jamais confrontés : qu'est-ce que cette force qui maintient l'avion en altitude, les humains debout?
Il nous faut distinguer cette question des questions essentielles du sujet – que veut l'autre de moi, de quoi ai-je besoin pour être aimé, qu'est-ce que je désire. Muni de ces questions, le jeune sujet cherche et recherche des indices, se créant un fantasme inconscient qui le maintient dans le rêve, et dans son rêve il est maintenu en vol, en l'air, en altitude. La rencontre qu'a cette patiente avec l'énigme du vol traverse ces questions pour atteindre le nombril – la question, non pas d'amour mais d'existence, de l'être. Voilà ce que je perçois de son anxiété face à la mystérieuse force qui maintient l'avion, la vie, le corps. Donc la première question, celle concernant l'amour, porte le souhait, le désir, l'identité – qu'est-ce que je veux, qui suis-je? Et la seconde question concerne le maintien de la vie – quelle est la cause de la vie?
Nous insistons souvent sur le fait que la mort ne peut être perçue, qu'une rencontre avec la mort est potentiellement traumatisante, au-delà de la pensée, en dehors de la vie. Mais la vie n'est pas plus devinable, ni moins mystérieuse, que la mort. Tous les patients sont, de façon incontournable, frappés par le peu de connaissance qu'ils ont sur la vie ; c'est bien pour cela qu'ils viennent nous voir. Mais voilà un point capital : n'avons-nous pas l'habitude de dire que les patients viennent parce qu'ils souffrent?
Il n'est pas possible de faire une analyse avec « je veux souffrir moins » parce qu'il y a différentes façons de réduire la souffrance. On ne peut entrer en analyse qu'avec une question perturbante, inquiétante, pour laquelle le sujet ressent un besoin urgent de trouver une réponse. Notre première tâche, quand un patient se plaint des choses qui le font souffrir, est de l'encourager à utiliser cette souffrance pour en extraire une question, pour se construire la souffrance comme une souffrance causée par une question.
C'est très différent d'une souffrance ayant lieu « parce que les choses ne se passent pas comme je le veux », ou encore « parce que je ne suis pas suffisamment aimé ». Dans cette élaboration de la question, le sujet passe par les indices qu'il a trouvés dans ce qu'il a entendu ou vu ou déduit de sa propre expérience. Et, en effet, il y a beaucoup d'éléments qui relèvent du désir, du savoir, de l'amour. Mais il y a toujours un reste, qui ne peut être éliminé. On a beau donner des réponses satisfaisantes (même s'il ne s'agit pas de réponses complètes, définitives) à la question du désir et de l'identité (qu'est-ce qui m'est bénéfique dans le vol, où voudrais-je voler), il ne peut y avoir une réponse satisfaisante à la question «qu'est-ce que la vie»? Ici, la pensée, la conscience, atteignent leurs limites, arrivées à ce nombril, cette rencontre avec une énigme irréductible.
Regardons la scène primale. Se pose, bien entendu, la question du désir. Que veut papa de maman, que veut maman de papa, qu'est-ce qui les lie. Et il y a aussi des réponses – des histoires psychologiques, prosaïques, littéraires, condensées sous la forme du fantasme inconscient. Mais la scène primale est aussi une image mythologique d'un moment où chaque sujet est conçu, le moment où il devient une créature vivante. Aucune histoire ne peut combler ce fossé, ce bond qu'est la création d'une nouvelle vie. Il y a ici une discontinuité structurelle. Cette image de la copulation des parents est aussi un nombril paradigmatique de la vie du sujet, une tentative de représentation de ce qui n'est pas représentable. Ça ne peut qu'être marqué par une cicatrice ; celle que, par exemple, le cas-limite, le borderline, ne cesse de gratter jusqu'à ce qu'elle saigne, pensant que derrière la cicatrice se cache une ultime réponse – mais cela ne sert qu'à la maintenir dans un état de traumatisme permanent.
Je dois conclure. Quand nous nous réveillons, anxieux, d'un rêve et nous nous disons : «Dieu merci, ce n'était qu'un rêve» – c'est une négation qui est à l'œuvre, car ce que nous sommes en train de faire réellement c'est s'assurer que nous continuions tout en étant éveillés. L'apparition de dieu dans cette phrase n'est qu'une coïncidence fortuite, nous consentons à nous fier à quelque chose qui n'est pas nous, un «autre», afin de pouvoir vivre plus joyeusement. Le rêve et le fantasme soutiennent le sommeil du sujet dans la réalité ; ils sont la boussole dans la jungle du corps. Les trous dans le soutien offert par le rêve, ces limites, sont un énorme défi pour le sujet comme tel, pour la structure subjective. Quand Lacan parle, par exemple, de l'objectif de l'analyse en termes de « traverser le plan de l'identification » c'est parce que quand on traverse ce plan on se retrouve devant la question : qu'est-ce qui soutient ce plan, et c'est ce que j'appelle ici «la vie», la question de la vie. C'est précisément là que je situe le cœur de la rencontre traumatisante ; quand l'énigme vient frapper le sujet sans méfiance sur la tête.
L'énigme de la vie est susceptible de produire deux effets contraires : elle peut être terrifiante, mortifère, soit «traumatisme», mais elle peut aussi inspirer l'enthousiasme. Cela veut dire que ces moments anxieux peuvent se transformer en psychanalyse d'anxiété, parfois même d'horreur, en un enthousiasme de la vie. La psychanalyse serait une opération transformant l'anxiété en désir, en quelque chose qui rend la vie plaisante.
L'anxiété et le désir tournent exactement autour de la même charnière. Ce qui fait pencher la balance dans la direction du désir c'est le degré auquel on est capable de déléguer son être à l'inconscient. C'est peut-être la plus grande découverte qu'ait faite Freud au sujet de la santé mentale. Voilà comment je comprends son fameux impératif de la psychanalyse, Wo es war, soll ich werden. C'est pourquoi une analyse ne peut se terminer sans un bon traumatisme, parce que, essentiellement, c'est là où l'on peut connaître son inconscient comme réel.
Quand on comprend clairement ce qui est impossible, quelque chose devient possible. Et ce qui devient possible c'est porter la vie avec plus de dignité. Le désir doit être interprété car il relève de la parole ; quant à la vie, ce qui nous reste c'est de la porter. Voilà où intervient le corps ; c'est lui qui porte la vie.
Je trouve qu'une des plus belles choses qu'ait dites Lacan c'est que toute personne ayant rêvé le fameux rêve décrit par Freud de la piqûre d'Irma, ce rêve central dans «L'interprétation des rêves», se serait réveillée durant le rêve bien avant Freud ; et que c'est l'intense désir qu'éprouve Freud pour la psychanalyse qui l'aurait soutenu, lui permettant de poursuivre le rêve tout en portant une forte anxiété. Il ne prend pas de Clonex, ni aucun autre objet apaisant. Il prend de gros risques en tant que sujet afin de produire de la beauté, du savoir, de la joie.
J'ai entendu bon nombre de patients qui, ayant été traités dans le passé, récitent des aperçus, des interprétations, des révélations psychologiques sur eux-mêmes. Ces idées sont peut-être très bonnes, intelligentes, sérieuses, mais si elles ne portent pas sur le corps du sujet, sur son être, alors elles n'ont pas de très grande valeur. Cela me rappelle la fameuse citation d'Oscar Wilde, qui disait que des arguments sont toujours vulgaires mais aussi très souvent convaincants. Être convaincu, en termes psychanalytiques, n'est pas en soi une opération épistémologique ou rhétorique, car la seule autorité qui convainc le sujet de quoi que ce soit est, en dernier recours, l'inconscient. L'inconscient est le recours du sujet. Seule la confirmation par l'inconscient offre au sujet une satisfaction durable.
Ce qui est en cause dans l'analyse c'est de trouver des moyens permettant à l'inconscient de soutenir, de porter le sujet dans ces béances, ces nombrils, que l'on rencontre un peu partout dans la vie, afin qu'au lieu de tomber dans l'anxiété, l'angoisse, la dépression, le désespoir ou simplement la fatigue ou le cynisme, au lieu de tout cela, le sujet puisse produire au sein de son être la beauté, la joie, le plaisir. C'est peut-être le savoir le plus solide, le plus résistant qu'un sujet puisse posséder à la fin d'une analyse.
J'aimerais finir en citant quelques lignes écrites par le poète américain Jack Gilbert, librement traduites ici en français : « Si des bébés ne meurent pas de faim quelque part, il meurent de faim ailleurs. Avec des mouches dans les narines. Mais nous jouissons de la vie parce que c'est ce que Dieu veut. Si ce n'était pas le cas, les petits matins d'été n'auraient pas été faits si beaux ».
[1] Traduit en français par Dan Shalit Kenig